Certains livres peuvent changer notre regard sur la vie et nous faire grandir, d’autres nous réconforter et nous consoler. Le dernier ouvrage de Christophe André est tout cela à la fois. Le rencontrer pour parler des « consolations » – celles que l’on reçoit comme celles que l’on donne – est une joie qui mérite d’être partagée.
Quand avez-vous pris conscience du rôle essentiel de la consolation dans votre vie comme dans votre pratique de la médecine ?
Christophe André : Quand je suis tombé malade en 2015 d’un cancer du poumon alors que j’étais non-fumeur. J’ai senti, à la tête des collègues qui me soignaient, que mon état de santé était préoccupant. Et là, j’ai basculé dans un autre monde, celui des personnes très fragiles. A ce moment-là, j’ai vu que j’attendais non seulement des actions et des soins de la part des soignants, mais que je devenais aussi hypersensible à toutes les petites attentions et les sourires que je pouvais recevoir de tout le personnel soignant. J’ai compris que quand on est vulnérable, ce qui est important, ce n’est pas non seulement l’aide matérielle qu’on reçoit, mais ce sont aussi les attentions immatérielles destinées à nous faire du bien. Ces consolations, c’est tout ce que l’on donne à quelqu’un qui est dans l’adversité quand on ne peut pas résoudre ou supprimer cette adversité. Je savais que la consolation existait, mais avec cette vision assez stéréotypée d’enfants qu’on console quand ils ont du chagrin ou de personnes endeuillées à qui l’on manifeste de l’affection. Tout à coup, j’ai reconsidéré la consolation, parce que si elle ne guérissait pas mon cancer, elle me faisait cependant un bien terrible. J’ai alors pris conscience d’une part de son rôle salvateur tout au long de notre vie quand on est dans l’adversité, et d’autre part que nous ne faisons pas assez attention à toutes ces micro-consolations reçues au cours de notre existence. D’où l’idée et le point de départ de ce livre.
Vous démarrez votre livre par une lettre émouvante écrite à une mère dont la fille est morte lors des attentats du Bataclan. Pourquoi avoir choisi de la publier ?
C. A. : Les deux évènements ont été concomitants. J’ai reçu la lettre de cette dame à Sainte-Anne où elle me parle de sa détresse au moment où j’ai eu mon cancer. Ce courrier était envoyé à Matthieu Ricard, Alexandre Jollien et moi, et j’y ai répondu à ce moment bien particulier où j’étais moi-même en période de fragilité. Avec mes éditrices, nous avons décidé de la publier en début de livre, car elle résumait tout de la nécessité de la consolation. Et puis, c’est certainement le premier écrit que j’ai produit sur la consolation à ce moment déterminant de ma vie, donc symboliquement elle est importante.
« La consolation ne nie pas la souffrance, la douleur ou la perte, mais elle élargit le regard qu’on a sur notre vie à tout ce qu’il y a autour de cette souffrance. »
Quelle est la différence entre réconfort et consolation ?
C. A. : Ils font partie de la même famille, car ce sont tous deux des mouvements où l’on cherche à aider les gens. Tout ce qui est réconfort, encouragement, soutien, ce sont des petites choses importantes mais moins ambitieuses. Dans le réconfort, on cherche à rendre la personne un peu plus forte, mais c’est plus limité à un encouragement à se remettre dans l’action. Quand on console, on est dans un registre beaucoup plus existentiel, on prend conscience qu’on est tous fragiles et exposés à l’adversité. On rentre plus dans cette détresse ou dans cette souffrance qui pourrait être la nôtre. On essaie d’y adjoindre de l’amour, de l’affection, de l’espérance. On est beaucoup plus dans l’empathie, dans la conscience et le partage de la souffrance. Au fond, on réconforte de plus loin et on console de très près. Dans le réconfort, on est un peu à distance de l’adversité ; dans la consolation, on est dans l’adversité. Ce que je voulais essayer de poser, c’est que la consolation c’est un très grand truc de la condition humaine. Les humains ont besoin de deux choses pour vivre : du bonheur pour aimer la vie et de la consolation pour nous remettre à aimer la vie.
Vous parlez des 4 dimensions (les 4A) de la consolation : Attention, Affection, Action, Acceptation. Expliquez-nous.
C. A. : En y réfléchissant, je me suis aperçu en effet de ces quatre dimensions de la consolation. D’abord dans la consolation, il y a de l’attention. D’une part, on se consacre à la personne et d’autre part, on cherche à capter son attention et l’amener sur autre chose que sa souffrance. L’autre A, c’est l’affection qui fait tant de bien. Le 3e A, c’est l’action, ce que les anciens appelaient « le divertissement », inviter l’autre qui est dans l’adversité à aller marcher ensemble par exemple, c’est-à-dire remettre en mouvement la personne figée ou immobilisée par la peine. Et le 4e A, c’est l’acceptation. La consolation n’a pas pour but de faire oublier et d’effacer la peine ou de régler le problème, mais d’amener doucement la personne vers l’acceptation : l’adversité a fait irruption dans sa vie, comme elle ne peut pas le nier, que peut-elle faire désormais ? Il s’agit là de construire le futur de sa vie sur des bases réelles aussi douloureuses qu’elles soient. La consolation ne nie pas la souffrance, la douleur ou la perte, mais elle élargit le regard qu’on a sur notre vie à tout ce qu’il y a autour de cette souffrance.
Si l’on a besoin de consolation, c’est parce qu’irrémédiablement, nous allons souffrir, vieillir et mourir. Les consolations sont-elles le rempart contre les désolations ?
C. A. : Dans notre condition humaine, souffrir, vieillir, mourir, c’est une évidence, on ne peut pas le nier. Mais si on en restait là, la vie serait pénible et n’en vaudrait pas la peine. Heureusement, entre la naissance et la mort, nous avons des moments de bonheur et de consolation. C’est tout l’objet de la psychologie positive qui est de dire que le bonheur n’est pas là pour faire écran au malheur, il est là pour nous donner la force d’affronter le malheur et l’adversité. D’où la fameuse phrase de Paul Claudel : « Le bonheur n’est pas le but mais le moyen de la vie ». La consolation, c’est la même chose. Elle nous apprend que le bonheur va redevenir possible une fois que l’adversité nous as frappés. Quand quelqu’un vient me consoler, il essaie de déposer à côté de mon malheur des pépites, des petites graines d’espérance, de bonheur et d’affection, pour que peu à peu, elles se mettent à grandir pour me rappeler que tout peut redémarrer. La personne qui vous console essaie de vous faire voir les côtés lumineux de l’existence. La consolation, comme le bonheur, c’est une réponse au côté sombre et inévitable de la vie humaine.
La consolation est-elle un outil de résilience en cette période difficile de crise sanitaire ?
C. A. : Quand j’ai commencé à réfléchir à ce livre en 2015, la Covid n’était pas là. Cette thématique tombe cependant à point nommé, parce que la consolation est associée à l’impuissance, la fragilité, la vulnérabilité. Je ne peux être consolé que si je m’admets fragile, faible, impuissant, démuni, désarmé. Tant que je suis en guerre contre le réel, je n’ai pas tellement besoin des consolations, j’ai surtout besoin de secours, d’aide et de renfort. Quand je suis confronté à l’impuissance, la consolation me montre que la vie est toujours là, prête à m’offrir d’autres moments de bonheur. Cette période de crise sanitaire et environnementale a ceci de particulier qu’elle nous ramène collectivement et individuellement dans ce sentiment d’impuissance et de grande fragilité. Elle fait naître en nous un besoin de consolations, on comprend qu’on a besoin d’aide les uns des autres et de sentir qu’il y a des gens qui nous aiment. Du coup, c’est vrai, ce livre a une certaine résonance avec ce que nous vivons tous aujourd’hui.
Votre livre répond à des questions qu’on se pose tous, comme « comment consoler ? » et nous fait prendre conscience qu’il n’est pas facile non plus de recevoir la consolation d’autrui. C’est un cadeau qu’on donne et qu’on reçoit ?
C. A. : Oui, c’est vrai. Ça m’a frappé de voir que beaucoup de personnes ne savent pas comment s’y prendre pour consoler. Elles ont peur de mal faire, de ne pas trouver les bons mots. La consolation est vécue comme une sorte d’effraction dans la souffrance de l’autre. Parfois on est à contre-courant. Je compare dans le livre la consolation à une sorte de greffe qui peut parfois entraîner un rejet. Offrir la consolation, ça commence par la présence et le soutien affectif, des mots très simples, et ça peut continuer par du soutien pratique et matériel. A l’inverse, recevoir la consolation, c’est accepter que les autres nous voient fragiles, démunis, en échec. Ce sont des moments dont on a besoin et qui demandent un certain laisser aller ou lâcher prise.
« Les humains ont besoin de deux choses pour vivre : du bonheur pour aimer la vie et de la consolation pour nous remettre à aimer la vie. »
Vous écrivez cette phrase magnifique : « Consoler, c’est aimer. Et accepter d’être consolé, c’est accepter d’être aimé ». Ça résume tout ?
C. A. : Oui, c’est exactement ça, mais ce n’est pas toujours simple. Car c’est difficile de se montrer dans toute sa fragilité et sa faiblesse.
Vous explorez également les différentes voies de la consolation, notamment la méditation qui est selon vous une « consolation de l’instant présent »…
C. A. : L’esprit de la méditation, c’est accueillir le réel, c’est-à-dire la réalité telle qu’elle est. C’est pour cela que la méditation n’est pas de la relaxation. Dans la méditation, on se pose, on observe et on accueille ce qui nous arrive. On est donc dans l’esprit de la consolation, qui n’est pas de dire « ce n’est rien, tout va bien se passer », mais « c’est là, c’est arrivé, mais rien n’est jamais fini pour autant ». L’esprit de la méditation, c’est accepter que la souffrance soit là et essayer de se relier à son souffle, aux sons extérieurs, aux autres parties de son corps. Durant cet exercice, on ouvre son attention à autre chose que la souffrance et peu à peu, par la répétition, on entraîne son esprit à admettre ce qui est arrivé, mais aussi à se tourner vers tout le reste. C’est en ce sens que la méditation symbolise ce processus d’autoconsolation avec ses 4A : Attention, Affection, Action, Acceptation. C’est un processus de remise en marche avant vers la vie, pour se reconstruire après l’adversité.
Vous terminez le livre par « Rien n’est jamais fini ». C’est cela le message ultime de la consolation ?
C. A. : Oui, car le problème de l’adversité c’est qu’elle bloque cet élan vital, cette marche vers l’avant. Elle nous immobilise dans un temps figé qui est celui de la souffrance. Quand je souffre, il y a deux choses qui sont douloureuses, d’une part la réalité de ce qui m’arrive et d’autre part le sentiment que rien ne sera plus possible ou que ça ne s’arrêtera pas. On a l’impression qu’on sera toujours malheureux, seul, abandonné ou malade. Le risque de l’absence de consolation, c’est que si personne ne vient m’aider à voir les choses autrement, je peux resté bloqué dans cette douleur (ce qui est le cas des grandes dépressions). La consolation à l’inverse ouvre tout le champ des possibles, donne des perspectives et montre qu’il y aura un « après ». Donc qu’on pourra vivre malgré la souffrance, qu’on aura cette capacité à revivre. Les consolations nous aident à nous reconstruire et à remettre de la vie autour de l’adversité.
Propos recueillis par Valérie Loctin.
Son dernier livre : Consolations
Chagrins, déceptions, frustrations, maladies, deuils ou simple spleen, notre vie est émaillée d’adversités petites ou grandes auxquelles il faut faire face. C’est alors qu’intervient la consolation ou plutôt les consolations, pour nous relever, chaque fois que nous avons trébuché. Et quand nous ne sommes pas nous-mêmes confrontés à l’adversité, c’est souvent le tour de l’un de nos proches, et nous sommes alors transformés en consolant. Christophe André brosse dans ce livre un vaste tableau de toutes les formes de consolations et en décrit le processus, qui nous permet de mieux vivre après avoir intégré l’adversité. Un livre salvateur pour avancer malgré les blessures de la vie, dans une époque d’inquiétude et de chaos.
De Christophe André, L’Iconoclaste, 352 p., 21,90 €.